UpStreet n°36, avril 2002, p.58 - 61 (France)

 

 

UN CREATEUR AUX FRONTIERES DU REEL MUTE L’ART PLASTIQUE EN PRET-A PORTER.
RENCONTRE AVEC OLIVIER GOULET, ACTIVISTE DE LA METAPHORE.

Par Chloé Delaume

Début février. Bouiboui chinois. Le serveur ne m’a pas demandé si je voulais la spécialité, mais Eric Arlix a traversé la salle un pod au bout du bras. Il a toujours des trucs bizarres le Arlix. Des montres bioniques des pantalons pas en tissus et un tas de machins qui me donnent l’impression d’être la fille la plus obsolète que la Terre ait portée. Et là clairement il avait piqué le pod d’Allegra Geller. J’ai cru qu’il allait en sortir la PS3 mais pas du tout. Juste un sac qu’il a dit. Même que ça s’appelle le SkinBag et que c’est un artiste contemporain qui fait ça. C’est en latex, avec des teintes couleur de peau, plusieurs modèles sont déclinés et c’est drôlement pratique. J’ai noté les coordonnées du site d’Olivier Goulet et je me suis promis de faire le ménage dans mes DVD. Si ExistenZ commence à faire des incursions dans le réel je vais pas être dans la merde quand ça sera au tour de Shinning.

"Enfin un accessoire épidermique et polysémique, une alchimie réussie entre captivant & repoussant pour une mode moins complaisante mais d’une efficacité terrible." C’est la meilleure définition possible du SkinBag. J’en ai commandé un et la première fois que je me suis baladé avec j’ai eu l’impression de participer à une installation. A cause du côté œuvre d’art déjà : chaque sac est unique et numéroté, pour aller vers une personnalisation maximale. Pendant le processus de fabrication des inscriptions, des dédicaces, du texte, des images ou des logos qui caractérisent le commanditaire sont insérés dans la matière comme des tatouages. Et puis aussi parce que les réactions sont assez vives, que les regards portés sur cet objet laissent présumer un choc suivi d’une réflexion. Jusqu’au Monoprix du coin les gens m’arrêtaient, interloqués. C’était étrange. J’étais devenue malgré moi la composante d’une performance d’un nouveau genre, du body art prêt-à-porter. Mais cette sensation n’a pas duré. Probablement parce que je passe plus de temps dans les cafés de mémés que dans les soirées arty, 24 heures après mon acquisition le SkinBag était devenu un accessoire, certes singulier, mais un simple accessoire en soi. Totalement intégré à mon dressing. Son aspect fonctionnel s’est imposé, le latex étant nettement plus léger que le cuir. Une matière aussi souple permet d’y fourguer un quintal de fourbis, et que c’est toujours plaisant de se trimballer avec le sac de Mary Poppins.

J’ai voulu voir de plus près si Olivier Goulet travaillait chez Anthéna, et si l’équation proposée par Claude Closky pour qualifier le SkinBag était truffée d’inconnues ou de plusieurs degrés : "Gore + Chic = Très Chic" est un axiome qui s’avère finalement assez juste, et la rencontre avec ce créateur hors norme laisse entrevoir la mode comme un terreau fertile à l’activisme artistique.

Chloé Delaume : D’où vient le SkinBag ?
Olivier Goulet : Je travaille depuis des années sur l’idée de territoire-peau-corps-organisme. La Vente de Territoire Par Correspondance répertorie et commercialise sur Internet des parcelles de peau numérisées du corps de Gilles Virget. L’idée du prélèvement de fragments corporels était donc déjà présente. Puis, j’ai mariné des années sur mon projet du Sac à Os, j’ai trituré la matière dans tous les sens avant de réussir à le scinder en deux propositions distinctes : La Relique de l’homme bionique, qui s’intéresse à la relation du fonctionnement structurel de l’homme et de la machine ; et le SkinBag qui développe le superficiel, la poche. La dissociation du squelette et de l’épiderme me permet de préserver l’aspect métaphorique de chaque proposition. D’un côté une ossature sans enveloppe ; de l’autre un contenant mou, sans structure. SkinBag est donc le fruit d’une maturation lente, qui a abouti à un objet à la fois autonome et porteur de sens multiples. C’est sa polysémie qui me fascine.

Qu’entendez-vous par cette notion de polysémie ?
SkinBag a une forme immédiatement reconnaissable : c’est un sac ou un gilet, mais dont la matière intrigue suffisamment pour que chacun réagisse et l’interprète à sa façon. Par exemple, certaines femmes y voient un "placenta portatif" et perçoivent les anses comme des cordons ombilicaux. D’autres personnes dépassent le malaise initial et trouvent ce type de détournement du biopouvoir intéressant. D’autres encore refusent carrément tout contact, voire toute discussion, tant ils se laissent dominer par leur dégoût. Il est manifeste que c’est une partie d’eux-mêmes qu’ils refusent. C’est vrai que la mollesse des sacs évoque la régression, cette partie primaire et trouble de nous-mêmes. L’informe aussi. Heureusement la plupart se sentent naturellement attirés par ces objets. Ils ont instinctivement envie de les toucher. C’est d’ailleurs ce que je recherche, SkinBag devait être un véhicule sensuel, je veux qu’il provoque l’envie de caresser.

Provoquer l’envie de caresser ou provoquer tout court ?
La provocation n’est pas une fin en soi, mais un vecteur de communication. Elle ouvre une possibilité de contact. Soit verbale soit tactile. C’est ce mélange de l’attirant et du repoussant qui m’intéresse toujours.

Le SkinBag est donc pour son possesseur une véritable prolongation du corps.
Effectivement, pour diverses raisons. Le SkinBag est avant tout un attribut identitaire, un acte volontaire de rendre l’intérieur de son corps visible. La peau est une invitation à l’extension de son corps. L’extension naturelle est le sac. On y porte ses effets personnels, ceux qu’ils nous faut avoir avec soi. Il existe différents modèles, suivant ce à quoi on les destine. Je cherche le contenant par excellence pour chaque usage : il y a le sac à dos, le cabas pour faire ses courses, le sac à main…

La peau représente le corps à tel point que n’importe quoi recouvert de peau devient un organisme autonome, en particulier si il a des fonctions numériques. On passe du sac fourre-tout au sac dédié, qui a davantage la fonction d’enveloppe, où la peau rembourée devient protection. Il y a les SB computer, ou encore le pixel banane qui se porte en bandoulière et contient l’appareil photo ou la caméra.

Recouvrir nos machines d’une peau organique est pour moi le premier pas symbolique vers l’intégration de prothèses électroniques en superficie ou dans notre corps. Je veux placer nos organes électroniques et informatiques dans une enveloppe charnelle. De là le passage au vêtement, la combinaison qui protège notre corps semble naturelle. Les gilets sont une première proposition vestimentaire. J’ai choisi de commencer par la redondance nécessaire de la double peau. Je ne couds pas les habits, je les moule. C’est l’anatomie et la physionomie d’une personne qui me donne l’empreinte de cette deuxième peau. Le gilet a la couleur de la peau mais ressemble à un corps scalpé, du muscle et des nerfs remontés à la surface.

La mode serait donc le meilleur moyen de propager ce rapport au corps ?
La mode ? je ne sais pas. La confection de vêtements et d’accessoires vendus en boutique est peut-être plus stimulant et plus réactif que le milieu de l’art contemporain, trop porté sur la sacralité de l’objet à visée décorative et spéculative . Les SB étaient au départ davantage une proposition de réflexions artistiques qu’une démarche de designer. Pourtant, force est de constater que finalement ces objets s’intègrent parfaitement dans le champ de la mode contemporaine. Investir le champ du paraître sur le terrain et non pas seulement dans les galeries est nécessaire à cette démarche. Ce qui m’intéresse finalement est de dépasser la mode pour définir l’homme de demain.

C’est une forme d’activisme, l’adoption du SB s’apparenterait pour vous à une prise de position ?
Le SB classic, premier sac du nom est le symbole de la marque. Il
Il immite le sac de supermarché. C’est une synthèse entre consommation de masse et peau individuelle. Le thème classique de l’exploitation de l’homme par l’homme reste pertinent. Veut-on du générique ou du sur mesure ? Je veux aller au plus proche de la spécificité de chaque individu.

D’autre part, je n’ai jamais cru en un avenir aseptisé comme veulent nous le faire penser les environnements et les simulations en images de synthèse. Le monde de demain ne sera pas hyper clean. Nous n’échapperons pas de si vite à notre corps, à ce tas organique que nous sommes. Je conserverai jusqu’au bout une haute idée du dysfonctionnement de la maladie et de la mort. C’est dans notre matière que se construit notre être : sang, chair, graisse, et toutes ces matières molles et complexes constituent le support qui nous permet d’affronter le monde. Ce n’est pas l’organique qui va devenir numérique, mais bien la technologie numérique qui va devenir organique.


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